Un an après l'élection présidentielle, dans un contexte de crise démocratique et sociale et alors que l’horizon de 2027 s’assombrit à mesure qu’il se rapproche, l’urgence est à la nécessaire réinvention de l'espace progressiste, à la rénovation d’un arc humaniste solide et uni, et à la mobilisation populaire. Ce n’est pas qu’une question vitale pour la gauche socialiste ; c’est une question vitale pour la démocratie. Chaque année supplémentaire passée sans changer la trajectoire politique actuelle entraînera des conséquences sociales, démocratiques et climatiques aussi dramatiques qu’irréversibles. A vingt-quatre ans, je participe activement depuis mon adhésion au Parti socialiste au printemps 2021 aux événements, assemblées générales, discussions, réunions qui tentent d'organiser la conquête de la politique par le camp progressiste de la gauche sociale et écologique. J’ai écouté, beaucoup. J’ai observé. Et j’en ai tiré une leçon, essentielle, qui pourrait être la clé pour refaire du socialisme la clé de voûte du combat social, et pour accompagner nos combats de victoires électorales : ce qu’il ne faut pas oublier, c’est de parler aux gens ; littéralement, et figurativement. 1. Parler aux gens, littéralement Il faut parler à nos concitoyens. Si la crise des gilets jaunes nous a appris quelque chose, c’est bien qu’un nombre non-négligeable de citoyens veulent participer directement à l’exercice du pouvoir, dont ils se sentent désormais exclus. L’expression spontanée d’une sociabilité politique sur les ronds-points nous a montré que les citoyens ont envie de politique, bien qu’ils se distancient de son expression traditionnelle à travers le vote, lequel souffre d’une désaffection progressive en faveur de l’abstention. Notre premier combat est celui de répondre à cette envie. Ce constat n’est pas propre à notre Nation, mais se pose globalement au sein des démocraties libérales. Outre-Atlantique, cette même préoccupation démocratique anime la gauche états-unienne. J’ai, au long de mon parcours militant récent, souvent entendu la référence à la députée états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), au mouvement qu’elle a créé, et au modèle qu’elle représente pour toute une partie de la jeunesse de gauche : socialiste, féministe, antiraciste. Cette ancienne serveuse devenue députée en 2019 endosse, dès le début de son mandat en tant que représentante du quartier du Bronx (New-York), des combats sociaux pour l’ensemble des classes populaires et agit au plus près des citoyens, et jouit pour cela d’une forte popularité. Ce qui me dérange, pourtant, dans l’évocation constante de son mouvement au sein de certaines organisations de jeunesse de la gauche française, est leur incompréhension parfois flagrante de ce qui a fait la force d’AOC. Il ne suffit pas de se rendre de temps en temps sur les marchés le dimanche, dans des quartiers Politique de la ville, ou de mobiliser des personnes dites de la « société civile » qui n’ont jamais été membres d’un parti politique mais qui sont issues de catégories socio-professionnelles supérieures et qui sont souvent déjà engagées dans des associations par ailleurs, pour créer un mouvement populaire. Le mouvement La République en Marche l’a très bien démontré : faire élire des parlementaires issus de la société civile ne suffit pas à en faire un parti populaire. La crise des gilets jaunes a bien éclaté alors même que ce parti était au pouvoir, et alors même que l'Assemblée nationale n'avait jamais compté autant de députés faisant leurs premiers pas en politique. Ce qui fait la spécificité du mouvement socialiste populaire créé autour d’AOC n’est pas seulement le fait de venir de la société civile et d’aller au contact du terrain : c’est l’écoute réelle des citoyens, l’engouement et l’intégration concrète de leurs revendications. C’est aussi, et surtout, le fait qu’elle vienne elle-même de cette classe laborieuse ; le fait qu’elle sache ce que c’est que de travailler durant ses études, de s’endetter, de perdre sa maison, ou de voir les dégâts de la gentrification. Le défi qui est le nôtre est celui d’arriver à convaincre un public populaire de s’engager, en plus de voter. Et le principal problème contemporain de la gauche, c’est qu’elle ne parvient pas assez à s’intéresser aux classes populaires, ni même à les inclure. Elle se regarde parfois un peu trop le nombril et pense qu’il suffit de quelques consultations en ligne pour créer un mouvement populaire global. Il ne suffit pas de s'autoproclamer proche du peuple et de ses préoccupations pour l’être : il faut aller au contact des gens, organiser des réunions publiques, des « town halls » comme les appelle AOC pour recueillir les préoccupations des habitants de tous les espaces, urbains comme ruraux ; les aider concrètement au quotidien, aider à l’inscription sur les listes électorales, participer à l’animation sociale et culturelle du territoire, tenir des permanences, faire du porte-à-porte, aller sur les marchés ; et surtout pas seulement en période de campagne électorale, qui ferait croire à un seul intérêt électoraliste, utilitariste, de notre présence, et qui renforcerait encore ce sentiment de défiance à l’égard du système partisan. Ça demande du temps et de l'énergie, mais nous devons construire la relève. Nous ne pouvons pas construire un projet populaire à huis clos. Car face à une crise de la représentativité où les citoyens ne se sentent plus ni écoutés ni représentés, les demandes sont de plus en plus nombreuses pour davantage de participation directe – la revendication d’un référendum d’initiative populaire en est l’incarnation la plus évidente. Une partie des citoyens expriment alors une envie de participer, directement, aux décisions politiques qui les concernent. Mais d’autres, plus nombreux peut-être, expriment tout simplement une envie de voir un système démocratique qui répond à leurs préoccupations concrètes et quotidiennes ; qui les représente fidèlement. Pour paraphraser Benjamin Constant, à la liberté des anciens, celle de pouvoir exercer directement le pouvoir décisionnel sur la vie en société, se mêle désormais celle des modernes, consistant à déléguer ce pouvoir politique à des représentants fidèles et sincères pour pouvoir vaquer à sa propre vie personnelle. C’est cette nouvelle « liberté des contemporains » que nous devons créer : entre participation démocratique directe et représentation. Ainsi, plutôt que de faire de la participation directe, parfois déceptive, l’alpha et l’oméga de la réponse à cette envie de démocratie, il faut renforcer la représentativité de notre République : répondre à ces aspirations doit évidemment passer par une réforme profonde de nos institutions, qui rendra entre autres le Parlement plus représentatif de l’avis des citoyens. La création d’une « assemblée mixte », idée notamment défendue par Julia Cagé, améliorerait par exemple cette représentation descriptive en imposant une composition paritaire, en termes sociaux et en termes de genre, de notre Parlement. Avec autant de femmes, d’hommes, d’ouvriers, d’employés, de cadres ou d’agriculteurs au sein du Parlement qu’au sein de la population, alors on pourra emprunter la voie de la restauration de la confiance. Nous permettrons au peuple, dans sa plénitude, de participer à la fabrique des lois, comme il est de droit. Nous pourrons alors espérer retrouver sa confiance. 2. Parler aux gens, figurativement Il faut que nos propositions correspondent aux préoccupations concrètes des citoyens. Il faut construire un projet qui soit en parfait écho avec elles ; leur prouver qu’un vote utile n’est pas un vote stratégique pour contrer tel ou tel candidat, mais bien celui qui améliorera durablement leur vie. Pour les en convaincre, il faut que notre programme tienne la route et change, véritablement, leur quotidien, leur présent, leur avenir. C'est un horizon qu'il ne faut jamais perdre de vue. On peut dessiner des pistes : l’aménagement du temps de travail, la hausse des salaires, un congé paternité, l’accès à la culture et aux loisirs… Mais un programme construit sans eux ne leur parlera pas. La réponse à cette envie de démocratie doit donc passer par une exemplarité des processus démocratiques au sein des organisations militantes. Aucun parti ne peut prétendre atteindre la démocratisation du système politique une fois élu s’il n’agit pas selon ces préceptes lors de la construction de son projet, lors de sa campagne, lorsqu’il tente de convaincre les citoyens. Il faut accueillir les représentants de toutes les classes sociales, et en particulier des classes populaires, au sein de nos organisations militantes, et construire de nouveaux modes d’intervention partisane. Dans une citation désormais célèbre, AOC a dit, parlant de son adversaire conservateur aux élections législatives : « Ils ont de l’argent, mais nous avons les gens. Et à la fin de la journée, les billets de banque ne votent pas – même s’ils essaient – ; nous votons ». C’est l’horizon vers lequel nous devons tendre. On sait qu’en moyenne, le citoyen des classes moyennes et populaires a intérêt à voter pour les partis de gauche, qui défendent ses droits face aux intérêts des plus puissants, et face aux crises environnementales et économiques qui les menacent. C’est ce combat social qu’incarne le socialisme ; mais encore faut-il le prouver à une population française qui ne croit plus en l’expression partisane de la politique, et qui se méfie du socialisme depuis de trop nombreux quinquennats. Il faut lui redonner confiance, et écrire un grand récit dans lequel la population aura envie de croire, et que nous réaliserons. C’est seulement là que nous pourrons dire que « nous avons les gens ». Alors, au boulot.