Les valeurs sont éternelles (Jacques Delors)

Comme j'ai toujours tenu Jacques Delors, décédé le 27 décembre 2023 à l'âge de 98 ans, en très haute estime depuis les années 1970, et puisque la jeunesse ne croule pas sous les exemples de témoignages d'engagements politiques profonds et cohérents, je me dois de partager quelques lignes sur ses valeurs et son parcours de vie.

Presque tous les partis français lui ont rendu hommage, à l'exception notable du RN, sans parler de la pluie d'hommages internationaux. Si Jean-Marie ou Marine Le Pen venaient à décéder, ce qu'on ne leur souhaite pas, les hommages seraient certainement unanimes, en mode "des patriotes sincères, avec une idée certes étroite de la mission et des responsabilités de la France en Occident et dans le monde", mais à l'inverse, il est très difficile, sinon impossible au RN de rendre hommage à une conception ouverte et non fermée, de la sécurité, laquelle doit être une approche globale et universaliste, dans la vie réelle, sauf à vouloir répéter le scénario de la débâcle si prévisible de la naïve ligne Maginot en 1929.

Ce qui caractérise Jacques Delors, c'est la primauté des valeurs ("les valeurs sont éternelles" Jacques Delors, dans "l'unité d'un homme", entretiens avec le sociologue Dominique Wolton, édition Odile Jacob 1994). Ensuite, il y a eu des succès (la lois sur la formation permanente dès 1971, Erasmus en 1987, l'exception culturelle en 1993) et des erreurs dans son parcours de vie. De même que François Bayrou est un chrétien de centre droit ("sans François Bayrou, je n'aurais pas été élu président en 2017" Emmanuel Macron), Jacques Delors était un chrétien de gauche, comme le secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres, ou encore, le député de Toul Dominique Potier, président d'Esprit Civique, dans ce monde où la nature a horreur du vide et où l'histoire continue.

Son renoncement à se porter candidat à l'élection présidentielle de 1995, à l'âge de 70 ans, a été commenté souvent, mais rien ne sert de refaire l'histoire, surtout que de grandes œuvres ont été accomplies par Jacques Chirac élu à la présidence de la République en 1995 (l'intervention militaire pour mettre un coup d'arrêt aux violences dans les Balkans, le discours du Vel d'Hiv du 16 juillet 1995), puis Lionel Jospin (la réduction du temps de travail, contribuant à l'irruption de la globalisation et la création nette de deux millions d'emplois entre 1997 et 2002,“la globalisation a été une surprise et un choc pour la construction européenne” Jacques Delors).

Je fais copie ci-dessous de quelques hommages, parmi les plus pertinents.

"L’ambiance familiale façonne le chrétien de gauche qu’il sera toujours. Il fréquente l’école communale et le patronage paroissial. Sa mère est catholique pratiquante, son père, radical-socialiste. Le fils unique connaît une enfance heureuse, en vacances dans le Cantal ou en Corrèze où plongent les racines familiales.

Bon élève, l’adolescent n’est pas que scolaire. L’amateur de ballon rond, membre d’une troupe de théâtre et amoureux des lettres, est attiré par le cinéma. Mais le droit chemin paternel l’appelle vers la Banque de France, où Jacques Delors est reçu rédacteur en 1945. Celui qui deviendra l’inlassable promoteur de la formation professionnelle permanente étudie, en parallèle, la finance. À cette période, il adhère également à la Confédération française des travailleurs chrétiens CFTC – en 1964, il participera à la création de la CFDT (ndlr en 1964, les militants de la CFDT voulurent agir en chrétiens, non plus en tant que chrétiens comme la CFTC). Cela marque le début d’un engagement syndical, auquel il restera fidèle toute sa vie. Jacques Delors fonde sa famille avec une femme rencontrée à ses débuts à la Banque de France, Marie Lephaille. Le couple partage les mêmes convictions et engagements, religieux, syndicaux mais aussi associatifs. En particulier à La Vie nouvelle, mouvement inspiré du personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier. L’occasion pour Jacques Delors d’approfondir sa foi, éveillée plus tôt à la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne). Il dirige par la suite la revue de Vie nouvelle, les cahiers Citoyen 60, sous le pseudonyme Roger Jacques. Il ne cessera sa vie durant de consacrer du temps à des cercles de réflexion, comme plus tard Clisthène et Témoin.

Sur le plan politique, ce militant est alors proche de Pierre Mendès France, il se mobilise pour la décolonisation, la modernisation du pays et la participation citoyenne. Il reste éloigné du marxisme, quand ce courant séduit autour de lui. Son maître mot est le réalisme et sa source d’inspiration, la doctrine sociale de l’Église catholique. La social-démocratie scandinave aussi, qu’il découvre dans le cadre de ses responsabilités syndicales. Conseils, clubs et syndicalisme le poussent inexorablement vers la politique. Il préfère l’épanouissement intellectuel que lui procure le Commissariat général au Plan (aujourd’hui France Stratégie), où il entre en 1962 comme conseiller social. Fonction qu’il exerce ensuite au cabinet de Jacques Chaban-Delmas. À Matignon, comme ailleurs, Jacques Delors s’identifie toujours à gauche, celle misant sur les petits pas successifs possibles. S’il finit, à près de 50 ans, par adhérer au Parti socialiste, il y vient habité du souci de l’éducation, de l’intérêt porté aux questions sociales, à l’apport du monde associatif et au respect des syndicats. Tout ce qui, en somme, l’a forgé.

Apprécié de François Mitterrand, il se tient à l’écart de la cour et s’essaye aux fonctions électives. Comme député européen, en 1979, à l’occasion du premier scrutin au suffrage universel organisé pour cette assemblée. Puis aux municipales, en 1983, prenant la mairie de Clichy (Hauts-de-Seine) alors que le président Mitterrand en a déjà fait son ministre de l’économie, rue de Rivoli. Le couple Delors reste toutefois fidèle au 12ème arrondissement de Paris, où grandissent leurs deux enfants, Martine (Aubry) et Jean-Paul. La vie de famille est bouleversée par la mort en 1982 de ce fils journaliste emporté par une leucémie. À la tête de la Commission Européenne de 1984 à 1994, il fait de l’institution de Bruxelles le fer de lance de la construction communautaire".

Sébastien Maillard, ancien directeur de l'institut Jacques Delors

"Plusieurs éléments ont façonné la sensibilité de Jacques Delors : la guerre, qui a marqué son adolescence, le personnalisme de Mounier et de la revue Esprit, le syndicalisme, la religion. Il était un homme de foi. Jacques Delors, c’était d’abord la primauté de la pensée, une pensée sociale-démocrate classique, nordique. Y compris dans sa dimension environnementale, arrivée plus tard car son côté paysan corrézien ne collait pas au départ avec les écolos. C’était une capacité à tracer une route, un agenda, assorti d’une ferme volonté de le mettre en pratique. C’était aussi le soin apporté à comprendre et à convaincre. Ce qui le caractérisait, c’était la simplicité, dans le dessein, dans la parole, dans le comportement. Mais il était extrêmement complexe, sensible, susceptible. Il n’avait pas la peau épaisse des politiques endurcis. Il voyait la soutenabilité économique, sociale, et environnementale comme la marque de fabrique de l’Union des Européens. Ce qu’il faut d’abord retenir, c’est la cohérence de ces réalisations, c’est cela qui faisait sa force et lui permettait d’obtenir l’adhésion des Etats membres. Avec Helmut Kohl il avait de la proximité personnelle et idéologique, c’était vraiment une amitié.

Je le connaissais très bien, il me connaissait très bien, on avait travaillé ensemble, y compris dans des conditions de température et de pression un peu particulières. Ce n’était pas un manager, cela ne l’intéressait pas de faire de l’organisation. Lui exerçait le magistère de la pensée, de la stratégie, mais il fallait quelqu’un qui fasse le turbin, qui accommode cela avec la réalité. J’ai pris à ses côtés ce mix entre le goût pour les idées, la spéculation, les initiatives, et le souci que cela laisse une trace dans la direction que l’on souhaite. La plupart des gens qui ont travaillé avec lui ont fini par prendre ce pli. « L’idéal » mais aussi « le réel ». Plus le temps passe plus cette période européenne des années 1980 apparaît comme l’âge d’or, comme le paradis perdu. Delors est adulé à Bruxelles. Delors avait un côté titi parigot, avec cet accent qu’il prenait parfois, des formules, le goût pour le foot, le vélo ; il avait un côté « popu » qui n’était pas du tout affecté. C’était un gars des faubourgs, avec par moments cette espèce de gouaille, ce côté un peu destructeur, un peu provocateur, un peu « je les emmerde ». Les bras d’honneur, on ne savait jamais si c’était du lard ou du cochon, quelle était la partie de lui-même qui en était à l’origine, si c’était de l’énervement, de la fatigue, de la tactique soigneusement distillée, ou juste son caractère malicieux. On retrouve une part de Jacques Delors chez Emmanuel Macron. Il y a la dimension européenne, la dimension des réformes, la cohérence de la pensée qui résulte d’un long travail, l’idée qu’il faut mettre la droite et la gauche ensemble pour obtenir des résultats. Jacques Delors était exactement à l’intersection du centre droit et du centre gauche, à la jonction de la social-démocratie chrétienne et de la démocratie chrétienne, dans un tissu français qui n’en est absolument pas coutumier car il a été chamboulé par le communisme et par le gaullisme, c’est une plante qui n’a jamais vraiment pris en France, et que les Français ne connaissent pas bien".

Pascal Lamy, ancien directeur de l'Organisation Mondiale du Commerce à Genève

“Jacques Delors est l'honneur de la gauche, l'honneur de la France, l'honneur de l'Europe. C'est aussi un homme d'action”

Jack Lang, ancien ministre de la Culture, président de l'Institut du Monde Arabe

"Jacques Delors fait partie des hommes d’Etat qui figurent désormais au Panthéon de notre République" .

François Loncle, ancien secrétaire d'Etat au Plan

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